Au delà de l'identité culturelle : de la "raison d'être" au "bien fondé pour produire du commun"
- David Gateau
- 26 févr. 2024
- 4 min de lecture

A chaque nouvelle mission dans une entreprise ou institution publique, le commanditaire tient à préciser, d’entrée de jeu, que chez eux « la culture est singulière », ce qui chaque fois nous ramène à la célèbre formule de Peter Drucker, « Culture eats strategy for breakfast ». Plutôt que de nourrir la « bête » continuellement, tentons de changer la perspective :
Inspiré d’un livre de François Jullien [Il n’y a pas d’identité culturelle - L’Herne – 2016],

nous tentons ici un parallèle à la réflexion de l’auteur dans le monde des organisations :
Le renforcement de l’identité culturelle des nations est justifié par le fait que « l’identité culturelle serait un rempart. Contre l’uniformisation menaçant du dehors et contre les communautarismes qui pourrait miner du dedans » écrit l’auteur et de poursuivre : « Mais alors où placer le curseur entre la tolérance et l’assimilation, la défense d’une singularité et l’exigence d’universalité ? »
La revendication d’une identité culturelle propre dans les organisations renforce une intention de singulariser un territoire propre qui n’appartient qu’aux personnes qui en font partie et de rejeter à l’extérieur ceux qui en déroge. Cette appartenance à un groupe ou à une organisation se manifeste au travers des frontières qu’elle déploie contre toute attaque venue de l’extérieur ou menace de l'intérieur. Et pourtant, comme le note l’auteur, le propre même d’une culture, pour ne pas devenir morte, est bien d’évoluer, de muter, d’intégrer de nouvelles composantes pour prendre de nouvelles formes. Comment alors transformer une entreprise en accueillant de nouvelles forces, de nouvelles ressources, de nouvelles opportunités, de nouvelles idées, de nouveaux partenaires quand cette culture cristallise ce qui doit être de ce qui ne doit pas ?
L'identité culturelle d'une organisation pourrait être définie comme un ensemble de caractéristiques fixes et stables, qui établit l'essence même de celle-ci. Cette essence est le produit d'une histoire, d'une tradition, d'une vocation, qui forge l'âme de l'organisation. Elle est considérée comme le fondement de sa légitimité, de sa crédibilité, de sa pérennité.
Mais cette identité culturelle est souvent conçue comme une différence, c'est-à-dire comme un élément de distinction, de séparation, voire d'opposition, par rapport aux autres organisations. Cette différence est le moyen de se singulariser, de se valoriser, de se protéger. Elle est aussi, entre les organisations, le moteur de la compétition, de la confrontation, de la domination sur les autres. Cette approche fige et cristallise l’organisation et les oppose entre elles.
Cette conception de l'identité culturelle des organisations est-elle pertinente dans un contexte de diversité culturelle, de mondialisation, de changement permanent et d'innovation ? Ne repose-t-elle pas sur des présupposés réducteurs, et figés, qui occultent la complexité ? Ne conduit elle pas à des risques de rigidité, de conformisme ou de repli ?
L’auteur suggère d’aborder les différentes cultures (à l’échelle des nations ou des peuples) non pas en termes de différences (qui catégorise, distingue, ancre dans des typologies, …) mais d’écart « qui ne produit pas un rangement, mais un dérangement ». L'écart est ce qui sépare, mais aussi ce qui relie, ce qui distingue, mais aussi ce qui rapproche. L'écart est ce qui permet de sortir de l'évidence et de la routine, de rompre avec l'habitus et le préjugé, de découvrir de nouvelles perspectives et de nouveaux horizons.
La recherche de l’écart est appréciée dans la distance en gardant les cultures face à face. C’est cet « espace de recherche », que l’auteur nomme « l’Entre » créé entre les cultures qui maintient ouvert le dialogue sans jamais le refermer (comme peut le faire lorsque que l’on procède par différence où l’objectif est d’acter ce qui fait différence justement).
L'écart, au contraire, est une notion qui reconnaît la complémentarité, la synergie et la coopération. L'écart ne suppose pas une opposition binaire, mais une distance et une variation. L'écart ne postule pas une différence absolue, mais une situation et une communication. L'écart ne cherche pas à opposer ou à hiérarchiser, mais à comparer et à articuler.
Procéder par écart plutôt que par différence permet de sortir d’une confrontation stérile dans et entre organisations mais surtout d’aller chercher les « ressources, les fécondités » de ce qui se passe à côté, plutôt que de les opposer. Plutôt que de défendre une identité, l'auteur suggère plutôt de défendre (au sens d'exploiter) des ressources culturelles propres aux peuples. A l’échelle d’une organisation, la démarche se rejoint, car elle doit faire émerger les ressources communes au service du projet commun, sans repli mortifère de l’entre-soi.
La conception de l'identité culturelle comme facteur de stabilité est insuffisante aujourd’hui, car elle ne rend pas compte de la nécessité, de l'urgence et des bénéfices du changement. Les organisations doivent faire face à des environnements de plus en plus complexes, incertains et concurrentiels, qui exigent de l'adaptation, de la réactivité, de l'innovation tout en répondant aux attentes, aux besoins et aux aspirations de leurs parties prenantes internes et externes, qui demandent de la diversité, de la personnalisation, de la créativité, dans une société « archipélisée » où l’urgence aujourd’hui n’est plus d’opposer, mais de relier, pour produire du commun, qui fasse sens pour tous.
Ainsi d’une « raison d’être » égocentrée de nos organisations, il est temps de passer au «bien-fondé pour produire du commun » dans et entre les organisations pour embrasser dans le dialogue, les défis de notre monde. Ce que l'auteur François Jullien suggère à l'échelle de notre monde.
PS: J'essaierai dans les prochaines semaines d'illustrer ce que pourrait être une approche par l'écart dans certaines démarches au sein des organisations.
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